Rentré à temps, Pierre Ménard

Tu es quand même rentré à temps. Comment pouvoir lui expliquer sans mauvais esprit ou incompréhension, qu’on aurait tout de même bien aimé être là-bas, vivre ça. On irait pas exprès, mais y être (à Tokyo, pas à Sendaï, bien évidemment), c’est aussi ça Tokyo, habituée à ces secousses régulières (il n’y a qu’à voir le calme et la sérénité avec laquelle les japonais abordent, dans l’ensemble, ce tremblement de terre), c’est une dimension du pays à côté de laquelle on peut difficilement passer si l’on aime vivre dans ce pays.

Tu es quand même rentré à temps. Cette phrase résonne étrangement en moi, y raisonne malgré moi. Je sais que ça ne passe pas, je ne peux pas entendre ça, j’essaye de l’expliquer, mais n’y parviens pas, plutôt j’y parviens mal, et n’efface pas ce que j’ai écrit pour garder en mémoire, comme trace indélébile, ce qui ne me revient pas, ce qui ne passe pas, ne peut s’effacer en moi, sur quoi il faut tout de même revenir. Et j’y reviens. Je reviens de là-bas et cette phrase me cueille à mon arrivée. C’est bien mieux de caresser le temps tout doucement dans le sens du pelage. J’étais dans une posture peu commode à ne pas savoir comment revenir en arrière. Savoir qu’on ne peut pas entendre ça, pourtant c’est là, pas moyen de faire autrement, c’est dit, c’est écrit, déjà passé. Il suffirait d’oublier, mais je ne peux pas. Je n’ai pas réussi à exprimer ce que je voulais dire, la réponse à donner, la riposte à cette remarque qui n’était qu’un vague soulagement poli. Une chose qu’on dit presque sans réfléchir, entre collègues.

Être rentré à temps. Maintenant, je ne pense plus pour personne ; je ne me soucie même pas de chercher des mots. Ça coule en moi, plus ou moins vite, je ne fixe rien, je laisse aller. La plupart du temps, faute de s’attacher à des mots, mes pensées restent des brouillards. Elles dessinent des formes vagues et plaisantes, s’engloutissent : aussitôt, je les oublie. Être rentré à temps. Sur le moment je ne suis pas rentré, je suis encore là-bas, et je n’admets pas qu’on me dise cela. Qu’on veuille me faire rentrer au bercail. Avec le temps tout change, on ne voit plus les choses comme au moment où l’on est en rentré et où l’on nous dit qu’on est rentré à temps. On n’irait pas exprès, mais y être. Et justement on y était. Et le tremblement est encore si présent en nous. À travers ces phrases, je sens en moi les répliques lointaines du séisme d’hier, son onde de choc, et mon cœur en écho, bat toujours un peu plus vite, un peu plus fort, comme si j’étais toujours là-bas.

Il y a dans ce constat, une forme d’injustice (s’exprimer en son nom, penser à la place de l’autre, se mettre à sa place pour mieux la prendre et non le comprendre). Oui, ce qu’on peut appeler un autre temps, une autre vie, chaque époque dévorant la précédente, si bien que ce n’est pas le temps qui nous tue mais nous qui, incarnant le temps, ne cessons de nous dévorer nous-même, à chaque instant. Je n’ai pas choisi de rentrer aux vues des circonstances. C’est un hasard. La date et l’heure prévues depuis longtemps, programmées, là où l’événement lui, soudain terrible, imprévisible, arrive sans crier gare, et surprend tout le monde par sa violence et les ravages qu’il provoque. Le temps commence à compter. L’abandon devient possible : on pourrait s’y laisser prendre. On m’accorde une chance, un avantage que je ne maîtrise pas, que je n’ai pas voulu, qui m’est étranger.

Dans cette remarque, une violence involontaire que je n’accepte pas, et dont l’incompréhension, fait exprès débat, pour qu’on y revienne, qu’on m’interroge, qu’on me demande ce que j’ai voulu dire, et que je puisse enfin clarifier ma pensée, qu’on me somme de m’expliquer sur cette provocation. Ce n’est pas toi, tu ne penses pas ce que tu disais, tu ne peux pas vouloir ça. Cette violence qu’on me retourne, sans voir, sans deviner qu’elle n’est qu’une réponse hâtive, imprécise, face à la violence de cette expression qui me blesse, indécente. Rentrer à temps. On pourrait donc rentrer en retard. Ce n’est pas l’idée. À temps. Par rapport à ce tragique événement qu’on n’a pas décidé bien sûr, qu’on ne maîtrise pas, indépendant de notre volonté. Manière de dire tu as de la chance. Tu t’en es bien sorti. Ce n’est pas méchant, je le sais, mais c’est bête. Et je ne le dis pas méchamment. C’est bête comme le consensus, c’est bête comme la majorité, c’est bête comme tout le monde pense.

Je trouve plus juste d’y voir l’espace et le temps de la prise, comme on le dit d’un matériau. Le chemin vaut plus que la destination : c’est ce qui nous permet de continuer à y croire mais aussi, en un sens, ce qui tient en vie. Pas de voix, pas de mots. La beauté, c’est la terreur. Ce que nous appelons beau nous fait frémir. On m’accorde cette chance par rapport à d’autres qui eux n’ont pas eu cette chance. Cette notion qui ne se partage pas équitablement. Je n’ai rien décidé et ne veux pas qu’on décide à ma place, qu’on me dise où je dois être et pourquoi, et avec qui et la chance que j’ai d’y être ou de ne plus y être. Je ne veux pas que l’on m’attribue cette chance que je ne mérite pas, personne d’ailleurs ne la mérite, c’est ce que j’essaye d’expliquer ici, car je la trouve indécente cette chance. Et oui, c’est cela que je regrette. Et pas autre chose. Il y a dans cette remarque une forme de fuite (du temps), de lâcheté qui me gêne. Une indifférence que je réfute. Une impuissance qu’on me rappelle cruellement. Je rentre dans l’expression de plain-pied pour essayer d’en comprendre le sens. Je n’ai pas eu de chance. Et personne ne peut dire ça. Je ne regrette rien. Force du langage qui permet d’exprimer ce que je ne parviens pas à dire, ou de biais, dans la marge. Je rentre à temps, de justesse. Le temps s’est arrêté, la fin reste ouverte comme un point d’interrogation. Je le dis ici tout net, il y aura des suites. Des fuites ?

À lire sur le site de Pierre Ménard, Liminaire, mon texte : Garagistes

Tiers Livre et Scriptopolis sont à l’initiative du projet des vases communicants : le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.

Liste des vases d’avril :
Anita Navarrete-Berbel et Christophe Sanchez
Guillaume Vissac et Laurent Margantin
Joachim Séné et Marc Pautrel
Dominique Hasselmann et François Bon
Michel Brosseau et Stéphane Bataillon
Brigitte Célérier et Benoît Vincent
Franck Queyraud et Samuel Dixneuf-Mocozet
Anne Savelli et Piero Cohen-Hadria
Christine Jeanney et Maryse Hache
Claire Dutrait et Jacques Bon
Cécile Portier et Bertrand Redonnet
Isabelle Pariente-Butterlin et Jean Prod’hom
Christopher Selac et Franck Thomas
Morgan Riet et Vincent Motard-Avargues

Merci à Brigitte Célérier qui rassemble les vases avant d’en proposer le lendemain sa lecture, ainsi qu’à Pierre Ménard pour leur bel emboîtement.

3 Commentaires

  1. PdB

    Il y a ce film qui s’appelle « L’Arrangement » (Elia Kazan,1969, avec Kirk Douglas, Faye Dunaway et Deborah Kerr, excusez du peu la distribution; remarquez que Elia Kazan s’y connaît en trahison, ne l’oubliez jamais), il y a dans ce film ce que tu dis, Pierre : c’est l’histoire d’un type qui a réussi dans la vie (comme on dit : c’est bête comme la majorité), il se lève un matin, va dans sa salle de bain, sa femme dans la sienne – ils ont chacun la leur-, il fait beau ils déjeunent dehors il me semble, il prend sa voiture, une décapotable (merde, je ne me souviens plus de la couleur), il prend l’autoroute, et (on le saura plus tard) jette consciencieusement sa voiture sous les roues d’un énorme camion. Il en réchappe, regarde son passé et à un moment, il se dit : « tu as baissé la tête, hein ? ». Oui, pour en réchapper.
    Je te comprend de vouloir y être, et d’ailleurs, tu y es. Bienvenu à Paris.

  2. L’expression comme un mini raz-de-marée, le reproche déguisé, la honte d’avoir échappé à l’indicible : juste avant l’orage, la catastrophe mais les retombées (« les fuites ») n’ont pas fini de suivre les « échappés » ou « réchappés » – comme on dit des pneus réutilisés – de ce cataclysme, aussi intérieur et dit ici.

  3. la honte alors que le choix ne s’est pas posé – combien qui, eux étaient encore là, ont décidé de l’ignorer – belle et dense réflexion, humanité

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